un processus performatif
2012-

droit d’apparaître

Depuis 2011, je conçois les moyens de diffusion de ce « sujet tel qu’en lui-même », ce fragment favorable à faire passer la vie, en respectant les conditions des expériences, la spécificité des lieux, les règlements en détention. Toutes les productions ont fait l’objet d’un contrat de prêt : les détenu.e.s m’autorisent à exposer leurs sculptures, qui demeurent leur bien. Ce prêt symbolique assure la légitimité d’un droit de propriété assise sur le travail. Ce travail est aussi la manifestation d’une nouvelle égalité devant la vie : toute expression est digne d’exister, c’est-à-dire d’être reconnue au sein d’une communauté.
Hors de tout jugement sur les condamnations, je réinterrogeais la représentation du portrait sans le réduire à une captation, pas même documentaire. Comment faire un portrait qui trouve sa place entre le système carcéral qui domine les êtres et ce qui survit de l’être ? Pour atteindre le caractère réel de l’existence de ces détenu.es, un désinvestissement de l’idée de la ressemblance est indispensable. Ou pour le dire avec Roland Barthes, la ressemblance a quelque chose de dérisoire dans le rendu d’une « conformité à une identité civile, voire pénale ». Le portrait se devait d’être à l’épreuve de la représentation : « un sujet tel qu’en lui-même » (in La chambre claire, notes sur la photographie, Le Seuil, 1995).

Le visage est le siège d’émotions qui peuvent être perçues comme sincères ou trompeuses. Le visage est un théâtre en soi, scène pour le regard et moments de vérité. En explorant le morcellement, la figuration dans tous ses états (transfiguration, défiguration, reconfiguration), l’agencement de fragments du réel et de vides, comme une roche est formée de crevasses, je trouvais le moyen d’exprimer la profondeur du sujet : antiportrait. L’intégrité du visage ne se laisse jamais voir. Incomplet, déchiré, bordé… il surprend, parfois jusqu’au monstrueux. Antiportrait joue avec la non reconnaissance des traits, avec l’inconnu, joue à nous « déshabituer ». Mais le jeu visuel a un autre sens, faire entendre une parole. Celle-ci nomme quelque chose sans jamais atteindre la totalité de l’être. Œuvrer pour dépayser l’homme de sa ressemblance, balayer la reconnaissance et les certitudes, est une façon de formaliser une égalité : la vie de tout homme n’est-elle pas une énigme ?
antiportrait est le fragment favorable à faire passer la vie. « C’est comme une figure […] qui manque parce qu’elle est là, ayant tous les traits d’une figure qui ne se figurerait pas et avec laquelle l’incessant défaut de rapport, sans présence, sans absence, est le signe d’une commune solitude » (M. Blanchot, in Le pas au-delà, Gallimard, 1973)*.

*Extrait de en mille et un morceaux, une conversation entre Marion Lachaise et Corinne Rondeau, Les Cahiers de la Justice, revue de l’École nationale de la magistrature, Dalloz, avril 2020

Au centre pénitentiaire de Réau, ce sont trois médias déclinés en film, installation, livre. Chacun a été réalisé à partir d’un travail de quatorze mois au quartier Femmes du centre pénitentiaire de Réau. Multiplier les manières d’exposer la plasticité du travail, de le rendre accessible sous plusieurs formes et durées est une tentative de dépayser le spectateur. Dans le film antiportraits, réau, on voit la fabrication de l’objet, puis le dispositif sculpture, image, parole, s’élaborer. Bribes d’histoire, émotions retenues, trouble de la confrontation des souvenirs du dehors et de la vie carcérale, du passé et du présent. antiportraits, réau est un film-passage, un film qui s’expose pour produire un déplacement de la prison vers la société, à partir d’une parole qui resterait interdite sans les intrigues de l’art*.

Avec le livre mille et un morceaux, des séries de photographies de cellules, de barreaux, d’oeilletons, d’antiportraits, sont rythmées par des fragments de témoignages sur un registre poétique.

Le travail a été présenté durant trois mois dans la salle d’exposition de la prison, ouverte aux détenu.e.s, aux personnels de surveillance et aux personnes extérieures. Commencé fin 2016, le travail se déploie désormais hors de la prison jusqu’en 2021. Le carcéroscope III et La maison de Christine sont présentés dans l’exposition Prison, une coproduction du Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge à Genève, du Musée des Confluences à Lyon, et du Deutsches Hygiene-Museum de Dresde.

À la maison centrale de Clairvaux, je concevais la première série de carcéroscopes. Petits théâtres dans lesquels sont exposés et mis en mouvement les antiportraits. Telle une camera obscura, on assiste à une représentation sans que rien ne délimite clairement le visage ni l’intégralité de l’histoire. Je réalisais en parallèle d’entretiens, une série photographique des oculi de l’architecture qui ne laissent rien voir de l’intérieur des cellules. Un livre de photographies en réalité augmentée intitulé l’œil de clairvaux permet une déambulation dans la prison. L’application dédiée fait apparaître et entendre, au fil des pages, les antiportraits des détenus*.


l’œil de clairvaux , 2015

Editions Trans Photographic Press
Livre en réalité augmentée (2015-2020), 16x32cm fermé et 16x64cm ouvert
Préface de Christiane Taubira - Textes de Philippe Artières, Sonya Faure, Jean-François Leroux-Dhuys, Denis Salas, Olivier Marbœuf - Design interactif Julie Stephen Chheng

carcéroscope I, 2017
Installation vidéo et son, 200x150x250cm, moniteur, livre L’œil de Clairvaux, bois, photographies contrecollées sur dibbond, lumière


Exposition à la V.R.A.C, Millau

A la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis avec le musée Rodin Parisen 2019, j’exposais dans la galerie d’art graphique un travail de modelage et de dessin mené avec les détenus de la . Afin d’associer leur singularité, je proposais un cadavre exquis, jeu graphique collectif inventé par les surréalistes. Il s’agissait d’un « faire ensemble » sans se préoccuper du but à atteindre : quelques indices de lignes suffisent à poursuivre une figure sans connaître ce qui la précède. C’est une figure à l’aveugle. La proximité des productions à côté des visages modelés de Rodin avait un effet saisissant. Quelle que soit la qualité des pratiques, un dialogue des mains et de la matière avait lieu de la galerie aux salles du musée et les rendaient présents tels qu’en eux-mêmes. Maître et détenus n’échappaient pas à un monde commun.

Installation vidéo dans la salle de Culte du bâtiment 4 de la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis

Musée Rodin, Paris, galerie d’art graphique

rodin contre toute ressemblance
2019, vidéo HD, 3'34 min
avec le Musée Rodin et des détenus de Fleury-Mérogis, en collaboration avec David Christoffel